Seul mon regard avait changé
Qu’un simple regard engendre une telle métamorphose peut faire sourire, et pourtant… La maman de Sandra avait réussi à instiller en moi suffisamment de doute pour déclencher une dissonance à ce point inconfortable, qu’il me fallut à tout prix « vérifier » son propos. Cette expérience, qui restera à jamais gravée dans ma mémoire, dans mon inconscient mais dans mon corps aussi, a été le plus grand tournant de ma vie professionnelle. Je ne pourrai oublier cette sensation indéfinissable qui s’empara alors de moi. Ce fut comme un besoin impérieux, incoercible, de m’échapper coûte que coûte de cet inconfort insupportable dont j’étais l’objet.
Le rang de mes élèves n’avançait pas assez vite à mon goût et je me revois les houspiller pour qu’ils pressent la cadence, les yeux rivés sur Sandra dont j’épiais le moindre des mouvements, en silence. Je la « scrutais » dans l’espoir de comprendre le plus vite possible comment je n’avais pas vu son changement !
Je fus comme obnubilé, possédé, le reste de la journée. Je me mis à tourner dans la classe comme une abeille, passant et repassant près de Sandra, en prenant soin de ne pas éveiller ses soupçons. Puis je n’y tins plus, fou de curiosité, je me rapprochai d’elle jetant un regard sur son cahier, par-dessus son épaule. Cela devait faire plusieurs semaines déjà que j’avais renoncé à me faire du mal et abandonné tout contrôle de son travail, la laissant avancer librement à sa propre dérive, renoncé à sentir monter en moi la colère et le désespoir de constater une fois encore son degré de nullité. Aussi m’attendais-je à recevoir un choc, mais non, rien de tel, seules quelques lignes sur une nouvelle page de son cahier s’offraient à ma vue. Quelques lignes ma foi, plutôt bien écrites. L’ensemble, à priori soigné, me donna la force de m’approcher encore et de me surprendre à dire à Sandra : « C’est bien Sandra, c’est très bien écrit« . Ce fut tout. Sandra ne bondit pas au plafond en laissant éclater sa joie, de mon côté, je rejoins mon bureau, un brin soulagé.
Sandra, fut dans les jours qui suivirent, l’objet d’une attention de ma part, pour le moins particulière. Pas réellement révolutionné par ce que j’avais constaté la veille sur son cahier, je ne pouvais me résoudre à abandonner, je voulais être en mesure de constater sans équivoque les dires de sa maman. Je pris donc peu à peu l’habitude de passer très régulièrement auprès d’elle et de jeter un œil distrait sur son travail. Assez vite cependant, je dû me rendre à l’évidence. Sandra semblait avoir fait de réels progrès que je ne cessais d’ailleurs d’encourager. La succession des événements qui suivirent demeure aujourd’hui un peu flou dans mon esprit, toutefois, je me souviens encore avoir comme assisté à la renaissance de cette petite fille dont le visage se déploya autour d’un sourire magnifique que je ne lui avais jamais vu auparavant. Tout à coup elle me parut plus grande, plus belle, et tellement agréable à regarder lorsqu’elle levait son doigt pour répondre, avec des yeux pétillants de connaître la réponse. Ce fut un vrai bonheur pour moi de me rassurer ainsi de ma capacité à réussir à sauver un élève des affres de l’ignorance ! Quel soulagement de me prouver à moi-même cette valeur d’enseignant qui m’animait depuis si longtemps. Quelle réussite éclatante ! Sandra termina son année scolaire parmi les meilleurs élèves de la classe. Un véritable couronnement pour nous deux !
Il me fallut encore un peu de temps pour constater que l’ignorant, c’était moi… Ma jeunesse et ma fougue à vouloir à tout prix aider le monde à travers Sandra, justifiait peut-être mon aveuglement. Toutefois celui-ci fut de courte durée. Je me souviens de cette dernière journée de juin, où je vis arriver Sandra tenant sa maman par la main pour venir me saluer et me souhaiter de bonnes vacances, me remercier peut-être aussi…
L’épilogue ne ménagea pas mon ego sur-gonflé qui s’effondra comme un château de cartes, me laissant jambes tremblantes, confus de honte et en colère contre moi-même lorsque la mère de Sandra m’avoua l’étendue de leur souffrance. Ce fut pourtant un bienheureux tourment. J’ai aimé cette femme, j’ai aimé son courage et sa délicieuse élégance et si la chute fut pour moi douloureuse, elle m’ouvrit cependant la porte de ce qui allait donner un sens à mon métier d’enseignant, bien plus profond que celui dont j’aurais pu rêver, j’allais pouvoir enseigner… avec mes yeux !…
Encore merci Sandra, encore merci à sa maman.
Ce que j’ai appris
De cette expérience vécue, je tirai deux enseignements : le premier est qu’un simple regard peut suffire parfois à provoquer bien des changements, le second allait éclairer mon parcours professionnel jusqu’au jour où j’écris ces lignes, j’avais pour la première fois l’impression de ressentir véritablement cet inconfort insupportable qui avait été à l’origine du changement inconscient de mon comportement vis-à-vis de Sandra, et qui allait provoquer une évolution spectaculaire de la situation. La double conséquence de l’évènement provoqué par sa mère allait non seulement se traduire pour moi par une évolution spectaculaire de ma maturité et me faire grandir mais également libérer Sandra de ses inhibitions avec le résultat que l’on sait sur ses apprentissages. Ce fut un incontestable coup de tonnerre dans ma vie, qui allait déclencher en moi une question obsédante : « Qu’est-ce qui pouvait expliquer qu’un enfant qui ne présente pas de fragilité particulière dans son fonctionnement intellectuel puisse néanmoins présenter un échec massif dans ses apprentissages, et comment y remédier ?« . J’allais dorénavant orienter mon action pédagogique et ma recherche vers l’identification des facteurs émotionnels qui pouvaient être à l’origine des inhibitions de mes élèves.
Le cadre de réflexion que j’allais désormais me proposer de respecter se définissait par les observations que je faisais dans ma pratique pédagogique et par tout ce que j’avais pu apprendre lors de ma formation ou glaner au fil de mes recherches ou de mes lectures. Je m’imaginais alors, tel un explorateur partant pour la jungle, fort de sa passion pour le voyage et curieux de tout, ne sachant toutefois pas réellement ce qu’il s’attendait à trouver mais attentif à tout ce qu’il lui serait donné à vivre. J’appréhendais donc ce voyage dans l’inconnu pour valider quelques hypothèses certes, mais sans idées réellement préconçues ou quelque théorie à corroborer. Aussi me sentais-je quelque peu « léger » de ce bien petit bagage qu’était le mien… Je ne nourrissais cependant pas de complexe à oser me comporter comme si j’étais sur le point de découvrir je ne sais quoi de révolutionnaire. Mon jeune âge et ma ténacité m’apparaissaient alors comme les meilleures garanties de satisfaire mon besoin d’être utile, cela me semblait non seulement motivant mais amplement suffisant pour l’heure.
Le « cadeau » que je venais de recevoir avait fait naître au fond de mon esprit un doute utile sur moi-même : mon jugement sur Sandra m’avait aveuglé au point de ne pas me rendre compte qu’elle me renvoyait inconsciemment par son échec scolaire massif, non pas l’état des lieux de ses apprentissages mais bel et bien l’étendue de ma propre incapacité et de la précarité de mes certitudes. C’est comme si elle mettait inconsciemment en scène, sous mes yeux, quelque chose de mon « intérieur » et qu’elle était seule à percevoir. Elle m’offrait ainsi, par le sacrifice de ses apprentissages, un reflet de moi-même pour mieux me montrer le chemin et me faire « grandir »…
Observe ton enfant et c’est toi que tu verras
L’enfant se présente comme un reflet fidèle de la personne chargée de ses soins. Si par mimétisme, il adapte inconsciemment mais toujours avec talent une partie de ce que nous sommes, il excelle néanmoins dans l’art de pointer avec une redoutable et parfois douloureuse précision, ce que nous avons à « travailler » pour nous élever. Ainsi, pendant que l’adulte se propose d’éduquer son enfant, ce dernier tente de le faire grandir… Sandra n’était pas mon enfant mais elle était mon élève, j’avais donc pour mission de prendre soin d’elle et de l’accompagner dans ses apprentissages. J’étais à ce titre un interlocuteur privilégié à ses yeux, ce qui semblait suffire à activer entre elle et moi, un lien émotionnel particulier. Je me trouvais donc dépositaire d’une confiance naturelle des plus précieuses. Sandra m’offrait spontanément sa confiance quel que soit l’usage que je puisse en faire et quoi qu’il arrive. Elle ne me l’offrait pas pour elle mais bien pour moi, sans m’engager d’aucune façon. Son besoin incoercible de se construire la poussait peut-être, en désespoir de cause, non seulement à le faire mais également à accepter la souffrance que je lui causais alors, s’en remettant à ma capacité innée à m’élever un jour, la libérant du même coup du poids de mes erreurs et de mon jugement.
La vie emprunte parfois des chemins ou des détours qui échappent à notre entendement. Ainsi c’est par sa mère, que commença à se fissurer mon armure. Les besoins d’un égo tourneboulé durant tant d’années, m’avaient amené à m’envelopper d’une carapace suffisante à me protéger désormais des attaques ou des tentatives de déstabilisation. Du moins le croyais-je. Quelques mots suffirent à ébranler l’édifice que j’avais patiemment construit, réparé, consolidé au fil de mon histoire pour me garantir de toute agression et m’entretenir dans ce qui s’avérait tout à coup se révéler être une magnifique illusion. Non, je n’étais pas en sécurité, bien à l’abri dans mon bunker. Quelqu’un que je ne connaissais même pas en avait la clé et venait d’en ouvrir la porte avec une facilité et une rapidité déconcertante. Je me retrouvai tout à coup nu comme un ver, à fleur de peau, à la merci de tout et de tous. Un sourire, une voix douce et quelques mots avaient suffi, quelle ironie !…
Ce que j’ignorais alors, c’est que je n’étais qu’au tout premier instant d’un processus qui allait ne plus jamais s’arrêter. La dissonance dans laquelle la mère de Sandra venait de me plonger n’était rien à comparer de ce qui m’attendait. Une curiosité doublée d’un léger sentiment de honte de n’avoir rien remarqué avaient piqué ma vanité. J’eus presque envie de rire tellement cela sembla grotesque. Aujourd’hui j’entends encore ce petit rire nerveux et moqueur que je percevais alors dans ma tête. Mais enfin, comment avais-je donc pu, moi, l’enseignant de cette petite fille, ne pas avoir constaté le premier ce que venait m’apprendre sa mère ? Je me souviens du rang de mes élèves qui se déroulait d’une lenteur qui me sembla inhabituelle. Le faisaient-ils exprès ? Étaient-ils complices ?
L’idée que je me comportais alors tel un vieux routard de la pédagogie ne m’avait pas encore effleurée. Je n’étais pourtant qu’un débutant de la première heure et je réagissais comme si je maîtrisais à ce point mon sujet que je n’envisageais pas une seconde, pouvoir accepter d’être déstabilisé ainsi, par un simple parent d’élève. Un comble !
Et vous ? Avez-vous vécu des situations similaires ? Partagez vos expériences ci-dessous…