L’histoire de Jean-Pierre
Jean-Pierre enseigne les mathématiques depuis une quinzaine d’années, dans le collège d’une banlieue strasbourgeoise, pas vraiment réputée pour être facile.
Ses conditions de travail sont en tous points comparables à celles de ses collègues et il milite activement pour l’amélioration de celles-ci en s’engageant personnellement dans un combat actif au sein d’une organisation syndicale et d’un parti politique. Il tente ainsi de faire valoir les idées qu’il défend ou promeut, en unissant ses efforts à une démarche collective plus puissante et plus cohérente que celle dont il peut faire preuve, seul, au sein de son collège, en râlant continuellement sur le triste sort des enseignants de son pays…
Par ailleurs, d’un point de vue pédagogique, il n’a eu de cesse, comme bon nombre de ses collègues, de se former, souvent seul, en tentant d’affiner son action auprès de ses élèves. Or, depuis quelques années, malgré des résultats plus que probants auprès de ses classes, il se heurte régulièrement à ses collègues au regard des choix pédagogiques qui sont les siens.
Prof consciencieux et soucieux de la réussite de ses élèves, Jean-Pierre a très vite compris qu’il lui fallait réfléchir à motiver ses élèves avant de les amener à s’intéresser à une matière que, somme toute, ils n’avaient pas comme lui, choisie, mais qu’il leur fallait néanmoins aborder et intégrer comme une composante essentielle de leurs apprentissages scolaires. Il a donc pris la décision, dans le souci de voir ses élèves se mettre plus facilement au travail dans sa matière, de les informer régulièrement, au début de chaque nouveau chapitre, du contenu intégral du devoir de contrôle auquel ils seraient soumis au terme des leçons abordées. Il communique donc, de manière explicite, les questions de cours et les exercices sur lesquels ils seront interrogés, de manière à ce que chacun puisse être en mesure de préparer, à sa façon, de la manière qui lui conviendra, le devoir auquel ils seront soumis (sans aide ni document le jour du contrôle).
Jean-Pierre observe des réactions très diverses, même surprenantes de la part de ses élèves, et qui en disent parfois très long sur la confiance qu’ils témoignent à l’égard de l’Institution ou de leur professeur… Pendant que les uns, copient spontanément du tableau le devoir à venir, d’autres, se regardent, intrigués, se demandant, tout en griffonnant quelques notes, si ce professeur a encore toute sa tête, d’autres enfin, flairent un piège…
Le premier devoir que Jean-Pierre rendra, ne montrera pas de résultats spectaculaires ni d’engouement particulier de la part de ses élèves. En revanche, les notes obtenues par ceux d’entre eux (déjà de bons éléments) et qui ont su profiter de l’opportunité qui leur était présentée, sont excellentes. Les devoirs qui suivent, présentés à l’identique, sans complément d’information ni répétition quelle qu’elle soit de la part de Jean-Pierre, permettent d’observer cependant des changements notoires dans les attitudes des enfants, mais également dans leurs résultats, qui peut à peu, progressent. Tous, à de très rares exceptions, se sont pris au jeu, tentant parfois de mémoriser entièrement les bonnes réponses qu’il fallait apporter, mais surtout, tous se sont mis à travailler davantage à la maison. Leur attention en classe, leur participation s’est accrue et le degré de stress de certains est redescendu à un niveau beaucoup moins invalidant.
« Léa, une des élèves les plus inquiètes de la classe et d’un niveau très fragile en mathématiques, a appris par cœur les réponses, afin de réussir ses premiers devoirs, sans toutefois toujours comprendre ce qu’elle écrivait… Elle s’est néanmoins, au fil du temps, suffisamment rassurée, par de meilleurs performances et résultats et s’est peu à peu, elle aussi, prise au jeu de sa propre réussite. A défaut de toujours bien comprendre ce qu’elle écrivait, mais mobilisant dans un premier temps une mémoire déjà bien entraînée, elle à su tirer profit de cette capacité et redresser ainsi sensiblement le niveau de ses notes ».
L’effet produit a déclenché chez elle une motivation suffisante pour s’interroger et solliciter de plus en plus fréquemment Jean-Pierre afin que celui-ci l’aide à affiner ses stratégies ou en découvrir d’autres… La chose aurait été impensable quelques mois plus tôt.
Nombreux sont ceux qui, comme Léa, ont entrepris très vite de mémoriser leur réponses afin de les « recracher » lors du devoir, mais le calcul de Jean-Pierre s’est avéré payant lorsque ces élèves se sont rendu compte que la méthode atteignait rapidement ses limites et qu’il leur fallait alors envisager de changer de stratégie s’ils voulaient garder le bénéfice de leurs nouveaux résultats. La moyenne de la classe, sans s’envoler, s’est notoirement améliorée et l’intérêt des élèves pour les mathématiques singulièrement développé. L’ambiance de classe s’est détendue et les rapports entre les élèves de la classe eux-mêmes se sont apaisés. Ceux-ci sont devenus plus solidaires et plus complices. Enfin on a pu noter une amélioration sur l’ensemble les autres matières et un impact positif du point de vue du comportement en général aux dires de l’ensemble des professeurs de la classe.
Jean-Pierre, de son côté, a eu à faire face à un nouveau problème : ses propres collègues. Certains d’entre-eux ont en effet mal vécu sa posture pédagogique. Se sentant eux-mêmes fragilisés vis-à-vis de leurs propres élèves, ils ont alors tenté de faire revenir Jean-Pierre à des pratiques plus orthodoxes et de lui faire abandonner son projet. Face à l’entêtement de ce dernier ils ont alors tenté de le décrédibiliser, faisant valoir le fait, qu’on ne pouvait s’attendre qu’à de meilleurs résultats de la part de ses élèves, dans la mesure où ceux-ci étaient informés du devoir à venir ! Jean-Pierre a eu beau leur expliquer qu’il ne s’agissait-là que d’un premier objectif qu’il s’était fixé, certains irréductibles lui ont alors prédit un cuisant revers lors des futurs devoirs communs, qui, ceux-là, seraient nullement préparés…
Et pourtant, quelques mois plus tard, les résultats obtenus par les élèves lors du premier devoir commun feront apparaitre une différence sensible entre les notes obtenues par l’ensemble des candidats et celles des élèves de la classe de Jean-Pierre…
L’expérience montrera que cela ne suffira pas à amener tous les collègues de Jean-Pierre à modifier pour autant leur pratique pédagogique ni à instiller, même à dose homéopathique, un quelconque changement dans leur manière de penser ou de considérer les réels besoins de leurs élèves. On ne peut que regretter ce manque de souplesse ou de courage, mais on touche là, une limite qui ne semble pourtant rien avoir à faire avec une question de formation, ni de difficulté structurelle ou institutionnelle…
L’exemple de Jean-Pierre n’est pas isolé. Nombreux sont les enseignants qui, dans la confidentialité de leur classe et le secret de leurs préparations osent braver la toute-puissance rétrograde de quelques cadors, mais il faut avoir les épaules larges et une bonne dose de courage !..
D’un autre côté, attendre que l’Institution réagisse et propose une alternative alors qu’elle ne sait aujourd’hui que faire des élèves qu’elle démotive, au point que ceux-ci refusent tout compromis, est complètement illusoire. Hormis, les pousser au plus vite vers la sortie ou le privé, rien n’est prévu pour ces élèves encombrants et qui ne rentrent pas dans le moule.
Sans parler de cas extrêmes, le nombre des élèves inadaptés est à tel point croissant aujourd’hui, qu’on se demande à quoi vont servir nos enseignants d’ici quelques années ? Se reconvertir dans l’enfance inadaptée, sans doute… Il n’y a pourtant pas encore péril en la demeure, à la condition que l’on ne se trompe pas de combat