– Je vis sur une autre planète ! Je ne ressemble à personne, je ne fais rien de ce que tous les autres font ! Je n’ai pas la télé ni de Play, pas d’ordinateur ni de jeux vidéo… mes parents ne veulent pas ! Je ne peux parler de rien avec les autres !… Je suis toujours à part de tout le monde !
– Je sais écrire mais j’ai pas envie…
Nous nous revoyons la semaine suivante pour analyser ensemble ses derniers devoirs. Il apparaît clairement qu’il ne s’agit pas tant d’une non-envie de sa part d’écrire correctement mais bien plutôt d’une impossibilité. Vincent, prisonnier de tout un tas de contradictions ne semble plus vraiment savoir à quel saint se vouer, ni qui écouter. Entre sa mère qui lui défend, à l’inverse de moi, de tourner sa feuille devant lui, le professeur qui le somme sans arrêt de se redresser, et lui-même qui, bien que droitier, retourne sa main à l’instar d’un véritable gaucher. Vincent se trouve confronté à la quadrature du cercle !
Les deux parents, à la fois désorientés et prisonniers de leurs propres exigences, se trouvent eux-mêmes face à une situation qui les laissent passablement démunis, nourrissant pas la même, ô catastrophe à un sentiment d’échec, chose inavouable dans une famille dans laquelle la réussite académique fait figure de véritable valeur fondamentale. Vincent leur renvoie donc une image des plus inconfortables, les clouant ainsi au pilori.
Ce sont donc des parents très mal à l’aise que je rencontre. Une mère rigide, égrenant les principes ou les règles selon lesquels s’organisent la famille et l’éducation de Vincent. Un père en apparence plutôt soumis, cependant manifestement d’accord avec son épouse, mais toutefois soulagé de ne pas avoir à s’encombrer personnellement de ces contingences éducatives. Somme toute, un couple qui fonctionne à défaut de véritablement vivre et qui se protège de toute forme d’émotion en se réfugiant dans la logique ou la rationalité parfois la plus exaspérante. Incapable de regarder en face la souffrance de leur fils tellement cela semble pouvoir les fragiliser. Rarement il m’a été donné de voir une famille souffrir autant sans pouvoir l’exprimer clairement de peur de prendre le risque de s’effondrer ou de devoir reconsidérer 30 ans d’une vie qu’ils pensaient exemplaire. Telle apparaît de la manière la plus crue, la souffrance ordinaire d’une famille ordinaire.
Parler de l’enfance comme d’un monde à part, régit par ses propres règles et tenue par les propres intérêts, hors de toute forme de rationalité me semble mal à propos tant ces deux parents paraissent rivés à une vision des plus rigide du monde qui les entoure. Monde, qui semble leur apparaître si incompréhensible et incohérent qu’ils ont inconsciemment soigneusement mis en place toutes sortes de stratégies de protection et d’évitement afin de ne pas s’y laisser engloutir. Ils ont donc tous deux choisi de montrer le chemin, par le haut, embrassant des professions rares ou distinguées, histoire de ne pas se mélanger…
Vincent semble toutefois, par ses difficultés de graphie, leur montrer à quel point ils ne parviennent plus à lire eux-mêmes le monde qui les entoure. Il n’est point de hasard dans le comportement. Leur fils leur renvoie donc involontairement leur propre vision d’un monde brouillon, illisible, à qui il convient d’indiquer la route, fut-elle la plus mauvaise. L’essentiel demeurant qu’elle soit la plus logique à leur esprit.
Comment expliquer à ces deux enfants-parents perdus, que leur fils témoigne simplement du fait qu’eux-mêmes ne vont pas bien du tout ? C’est prendre le risque de passer moi-même à leurs yeux pour le plus pur produit de ce monde idiot : un fou ! et perdre par la même le lien si ténu qu’ils ont toutefois choisi de tisser entre eux et moi, comme si quelque chose leur dictait dans leur tréfonds que je suis peut-être une porte, un espoir possible de sortir de cette situation embarrassante dans laquelle ils se trouvent. Je choisis donc de ne pas rompre ce lien. Au diable l’orgueil et la vanité !
Je m’attelle donc à les attraper du bout du cœur, feintant sans cesse pour ne pas me laisser entraîner dans les méandres de leurs esprits si bien entraînés. Je leur propose de découvrir la relation sous l’angle de leur cœur de papa et de maman, laissant là leur mental. Amener ces deux parents à ne pas réfléchir au pourquoi de ce qu’il leur arrive, mais plutôt à observer le comment cela se traduit auprès de ce qu’ils ont de plus cher : Vincent.
Acceptant de considérer que leur fils leur renvoie inconsciemment le reflet fidèle de ce qu’ils ressentent d’eux-mêmes, je les invite à décoder la manière dont Vincent met à son tour en œuvre, dans son monde d’enfant, leur propre vison du monde. Aussi conviennent-ils sans aucune difficulté que ce dernier en éprouve une souffrance tant sur le plan cognitif que relationnel et émotionnel. Somme toute, si Vincent parvient malgré tout à faire, cahin-caha, son chemin, malgré les nombreuses embûches, il paye néanmoins le prix fort au vu de ses inhibitions ou de ses comportements inappropriés, notamment vis-à-vis de ses camarades. D’où vient ce mépris apparent ? Ses jugements à l’emporte-pièce ? Cette incapacité d’écouter l’autre ? Cette tendance à se sentir constamment attaqué ? Ce besoin d’une activité désordonnée pour occuper l’espace en brassant autant d’air autour de lui ? Son degré d’exigence vis-à-vis de l’autre ? Son dédain vis-à-vis d’autrui et son intérêt pour les plus faibles que lui ?…
Face à moi, les parents s’observent un moment, d’un œil critique, puis lentement leur regard s’adoucit pour laisser peu à peu la place à un doux sourire d’indulgence, celui de leur cœur.
– Mais c’est bien sûr, comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? S’écria la mère, comme pris en faute de ne pas avoir été à la hauteur (comme d’habitude).
– Quand je pense que nous étions persuadés que nous n’avions besoin de personne pour résoudre nos problèmes personnels, renchérit le père. Nous avions la clé sous le nez et aucun de nous deux ne l’a vraiment vue. Merci docteur !
La réplique de chacun montre à quel point leur démarche de recourir à un tiers est difficile. Aussi se préparent-ils déjà à me remercier d’avoir fini un travail qui ne fait pourtant que débuter.
– Parfait, leur dis-je… Nous pouvons donc commencer !…
Le travail de synergie qui s’ensuivit, entre les parents, les enseignants à qui je rends hommage une fois encore et Vincent lui-même, permit à chacun d’abandonner, l’espace d’un moment dont on aimerait qu’il dure tout le temps, toute forme de jugement ou d’interprétation fallacieuse d’une situation qui nous dépassait tous (parents, enfant, enseignants).